27
La reine s’inspecta dans le miroir. Elle affichait davantage d’assurance qu’elle n’en ressentait, mais c’était aussi bien ainsi – la dissimulation faisait partie intégrante de sa position. Elle devait à tout moment sembler calme, majestueuse et, par-dessus tout, maîtresse de la situation. L’accident de chasse de son époux et les années qui l’avaient suivi lui avaient beaucoup appris sur l’importance de l’attitude ; notamment qu’il ne suffisait pas d’être forte ; encore fallait-il le paraître. Les gens accordaient tant d’importance aux apparences.
Elle régnait à la place du roi depuis cinq ans désormais, et pouvait dire sans fausse modestie qu’elle s’en était bien sortie. Elle était parvenue à empêcher les différentes factions rivales du château de s’entre-déchirer, même s’il lui fallait convenir que la guerre avec le Halcus n’y était pas étrangère : les hommes étaient moins enclins à se quereller entre eux. En dépit de ce conflit, elle avait maintenu de bonnes relations avec les puissances voisines, les revenus des impôts étaient élevés – sauf dans l’est – et elle jouissait d’une grande popularité.
La reine était consciente depuis des années de la nécessité de consolider sa position, comme celle de son fils. Les Terres connues devenaient de plus en plus instables. Les chevaliers de Valdis semaient le trouble dans le Sud, tandis que l’avidité du duc de Brennes était source d’inquiétude dans le Nord. La reine ne devait pas seulement tenir compte des menaces extérieures ; il lui fallait également se défier de ceux qui, dans son entourage, cherchaient à la renverser. Les Quatre Royaumes avaient déjà connu plusieurs usurpateurs. Le peuple considérait le trône comme vulnérable lorsqu’il n’était pas occupé par un souverain à poigne. La reine avait donc délibérément fait la cour aux plus puissants seigneurs du pays, ceux qui possédaient des terres, des troupes et suffisamment de richesses pour présenter une menace, en partant du principe qu’il valait mieux garder ses ennemis sous la main.
Elle avait joué ce jeu subtil avec talent – personne n’avait défié son autorité, les royaumes demeuraient stables et la position d’héritier de son fils paraissait assurée.
La touche finale de ce plan devait consister à marier son enfant à la fille du plus puissant de ces seigneurs – messire Maybor. Hélas, les choses avaient mal tourné. La faute en incombait à l’évidence à Melliandra et à son caractère buté. En se mettant en tête de prendre la fuite, la petite idiote avait bouleversé toute la stratégie de la reine. Si Maybor retrouvait sa fille, Arinalda espérait sincèrement qu’il lui infligerait une bonne correction avant de la déshériter – rien n’était pire qu’une fille désobéissante. La demoiselle Melliandra lui coûtait cher ; à cause d’elle, la reine était contrainte de pactiser avec un homme qu’elle détestait plus que tout : messire Baralis, le chancelier du roi.
La reine avait joué et perdu. Elle allait devoir payer ; sa fierté le lui imposait. En un sens, elle ne regrettait rien – son époux avait besoin du remède de Baralis, aucune médecine ne s’était révélée aussi efficace jusqu’à présent. L’enjeu lui avait paru équitable – d’autant qu’elle n’avait pas douté de l’emporter. Elle avait été naïve de croire que Baralis jouerait le jeu. Elle le soupçonnait fortement d’avoir truqué la donne – en ordonnant à ses mercenaires de mettre la main sur la fille avant la Garde royale, par exemple. Hélas, ne pouvant rien prouver, elle n’avait d’autre choix que de concéder la défaite.
Quel prix devrait-elle payer son désir de guérir son époux ? Quel prix pour sa crédulité ?
La reine attendait Baralis d’un instant à l’autre ; elle l’avait convoqué en audience, et il ne la ferait pas attendre. Après s’être lissé les cheveux, elle jeta un œil à son miroir. Au moins pouvait-elle tirer réconfort de son apparence calme, composée. Baralis n’aurait pas la satisfaction de la voir autrement. Un valet entra, s’inclina puis annonça : « Messire Baralis attend le bon plaisir de Votre Altesse dans la salle d’audience. » La reine hocha la tête, et le valet se retira.
Elle avait choisi de ne pas être présente à l’arrivée de Baralis ; qu’il fasse donc antichambre ! Une telle manœuvre ne lui permettrait de gagner qu’un léger ascendant, mais elle le prendrait volontiers. Arinalda se versa un doigt de vin qu’elle allongea abondamment – elle allait avoir besoin de toute sa présence d’esprit.
Elle but sa coupe à petites gorgées, déterminée à ne pas se presser. Lorsqu’elle considéra avoir attendu un délai suffisant pour que Baralis en prenne ombrage, la reine se leva et jeta un dernier regard à son reflet – elle avait porté un soin tout particulier à son habillement, et les joyaux de la Couronne étincelaient de mille feux sur sa gorge. Elle prit une profonde inspiration et se porta à la rencontre de son adversaire.
Elle pénétra dans la salle d’audience. Baralis se tenait près de la fenêtre. Il se précipita vers elle et s’inclina bien bas. « Messire Baralis », dit-elle en penchant légèrement la tête. Elle ne lui offrirait aucune excuse pour son retard.
« Votre Altesse, c’est un réel plaisir de vous voir. J’espère vous trouver au mieux. » La reine crut déceler une pointe d’irritation dans sa voix – il n’avait pas apprécié de devoir patienter.
« Je me porte à merveille, messire Baralis. Malheureusement je ne peux pas en dire autant de mon époux. Votre intervention dans sa chambre lui a été très pénible. Je ne tolérerai plus le moindre incident de ce genre.
— Soyez assurée, Votre Altesse, que cela ne se reproduira plus. » Il était si raffiné, si sûr de lui. Refusant de lui faciliter les choses, elle lui tourna le dos et marcha vers la fenêtre.
« Votre Altesse a bien sûr conscience que la date butoir pour notre petit pari est passée. » Il marqua une légère pause. « Dites-moi, a-t-on retrouvé la fille ? »
La reine dut se retenir de pivoter comme une furie. A-t-on retrouvé la fille, vraiment !
« Allons, allons, messire Baralis, vous savez pertinemment qu’il n’en est rien. » Elle poursuivit d’une voix calme, mais lourde de menace. « N’essayez pas vos petits jeux avec moi, messire, vous pourriez vous en mordre les doigts. » Il était sur le point de répondre, mais la reine l’arrêta en tendant le bras pour que son page remplisse sa coupe. Elle ne fit pas mine de couper son vin. Que Baralis s’imagine donc qu’elle le buvait pur – le breuvage avait été allongé d’eau au préalable. Elle n’offrit pas de rafraîchissement au chancelier. Elle fit signe au page de les laisser et tous deux attendirent en silence que la porte se referme derrière lui.
« Puisque la fille demeure introuvable, il me faut réclamer l’enjeu du pari. Je sais que Votre Altesse est une femme d’une grande intégrité, qui ne manquera pas d’honorer ses dettes.
— Épargnez votre salive, messire Baralis, j’accorde peu de valeur à vos flatteries. Je préférerais en venir directement à nos affaires.
— Vous êtes des plus directes.
— Je n’en attends pas moins de vous. » La reine remarqua les mains de Baralis. Il tentait de les dissimuler derrière son dos ou dans sa robe, mais ne pouvait les cacher en permanence ; elles étaient déformées, noueuses. Étrangement, la reine puisa de la force dans cette vision.
« Très bien, Votre Altesse, je parlerai sans détour. Le prince Kylock est en âge de se marier. La fille de messire Maybor, Melliandra, ne représente plus un parti acceptable. Vous devez vous aussi en convenir, n’est-ce pas ? » Baralis quêta son approbation.
« Poursuivez.
— Je crois connaître vos raisons de désirer cette union
— renforcer la position de votre fils en l’alliant à un puissant seigneur.
— Et quand bien même ? » répliqua sèchement la reine ; elle sentait que Baralis essayait de la manipuler.
« C’est une politique louable, que je soutiens de tout cœur. J’applaudis aux efforts de consolidation de Votre Altesse. Je pense toutefois que vous aviez peut-être visé un peu bas.
— Que voulez-vous dire ? » Sa voix était froide comme la pierre.
« Je veux dire, Votre Altesse, que si vous voulez assurer votre position et celle de votre fils, il existe de meilleurs moyens d’y parvenir que de marier le prince Kylock à la fille d’un simple seigneur local.
— Et qui voudriez-vous qu’il épouse, Baralis ? » Dans sa colère, la reine oubliait tout semblant de courtoisie.
« Catherine de Brennes. La fille unique du duc de Brennes. » La reine était trop stupéfaite pour prononcer le moindre mot. Baralis en profita pour enfoncer le clou. « Je n’ai pas besoin de vous rappeler la puissance de Brennes ; la taille de ses armées est légendaire. Il s’agit d’un duché, mais il est plus riche et plus peuplé que les Quatre Royaumes. Une telle alliance serait glorieuse pour notre pays et vous, ma reine, entreriez dans l’Histoire comme l’artisan de cette union fructueuse. »
La reine demeura calme extérieurement, mais en son for intérieur elle avait le tournis. Une alliance avec Brennes. Cette possibilité ne lui avait jamais effleuré l’esprit ; elle avait supposé que Baralis avait en tête la fille d’un autre seigneur. Brennes était si loin, si distante, étrangère et inconnue. Elle avait entendu les paroles de Baralis et noté sa tentative d’en appeler à son ambition personnelle : qui ne désirait pas entrer dans l’Histoire ? Oh, il avait une langue habile ; le tableau qu’il brossait était des plus séduisants, elle devait l’admettre.
« Avez-vous soumis cette idée au duc de Brennes ? » Elle prit soin d’affecter le désintérêt.
« J’ai pris cette liberté, sur une base hypothétique bien entendu. » Baralis mentait, la reine en était sûre. Il préparait probablement tout cela depuis des mois, voire des années.
« Et hypothétiquement, le duc serait-il ouvert à une telle proposition ?
— Bien mieux, Votre Altesse, il est impatient de la voir aboutir. Lui aussi est à la recherche de consolidation. Il n’a pas de fils. » Baralis marqua une pause dramatique. « Si cette union devait avoir lieu, le prince deviendrait l’héritier des deux plus grandes puissances du Nord. » La reine n’avait jamais vu Baralis si animé. « Imaginez un peu, Votre Altesse : Brennes et les Quatre Royaumes… quelle alliance illustre ils formeraient.
— Le duc est peut-être d’accord, mais je ne saurais sanctionner une telle union sans avoir vu la promise. » La reine soulevait la première objection qui lui venait à l’esprit. « Mon fils épousera une femme qui lui convient à tous points de vue. Je ne sais rien de Catherine de Brennes. » À son grand étonnement, Baralis arbora un sourire radieux. Il glissa la main dans sa robe et en sortit quelque chose qu’il tendit à la reine avec une révérence.
« Votre Altesse, je vous présente Catherine de Brennes. »
Elle prit l’objet. C’était une miniature, pas plus grande que la paume de sa main : le portrait d’une jeune fille. Une fille splendide avec un visage d’ange, des lèvres roses d’une douceur absolue, de grands yeux bleus innocents et des boucles blondes qui lui faisaient comme un halo. « Comment puis-je me fier à cette image ?
— J’ai des lettres de certification du duc en personne, ainsi que de son archevêque.
— À quand remonte ce portrait ?
— À moins de six mois. Catherine va sur ses dix-huit ans.
— Que pense-t-elle de cette union ?
— J’ai pris la liberté d’envoyer au duc un portrait du prince Kylock. Il m’a assuré que sa fille l’avait considéré très favorablement.
— Il semblerait, messire Baralis, que vous ayez pris beaucoup de libertés.
— Avec tout le respect que je dois à Votre Altesse, je suis le chancelier du roi. » Ils s’affrontèrent du regard, se jaugeant l’un l’autre.
« Messire Baralis, déclara dignement la reine, vous avez présenté votre affaire d’une manière très persuasive. Toutefois, le sujet est trop important pour que je prenne une décision hâtive. Je dois réfléchir longuement à cette simple question : qui mon fils doit-il épouser ? » La reine marqua une pause. « Je me rends compte que j’ai contracté quelque obligation envers vous, mais il me semble que j’ai juste convenu de considérer votre choix. Vous avez ma parole que c’est ce que je ferai. » La reine était consciente de jouer sur les mots, mais elle savait que Baralis ne chercherait pas à ergoter à ce stade crucial des négociations.
« Votre Altesse est bien aimable, dit-il en s’inclinant légèrement. Je ne saurais en demander davantage.
— Très bien, messire Baralis. Vous pouvez vous retirer. »
Ayant toujours la miniature en main, elle s’attendait à ce qu’il la lui réclame. Il n’en fit rien. Il s’inclina une dernière fois et prit congé.
Après son départ, la reine poussa un soupir de soulagement et ordonna qu’on lui apporte du vin non coupé. Elle s’assit pour regarder le portrait de Catherine de Brennes. Jamais elle n’avait vu fille plus belle. Arinalda comprit pourquoi il lui avait laissé la miniature : on ne pouvait contempler un si beau visage sans succomber à son charme. Elle s’esclaffa d’un rire sans joie. Baralis était sans conteste un maître en manipulations.
Bien qu’il n’y soit pas revenu depuis cinq longues années, Taol se souvenait parfaitement des plaines du Nord-Est : la pente douce, le ciel immense, les vents cinglants et la terre grasse. C’était une région de cultures que la nature avait généreusement dotée : le sol était riche, fertile, sillonné de cours d’eau clairs et scintillants.
La légère couche de neige qui recouvrait les plaines soulignait encore leur beauté aux yeux de Taol. Pour la première fois depuis des jours, son humeur s’éclaircit. Il avait grandi dans le Grand Marécage, où le sol détrempé n’était souvent rien d’autre que de la boue. Les maigres récoltes que les fermiers parvenaient à en tirer étaient régulièrement frappées par la rouille ; le sol humide favorisait les maladies. Taol, comme la plupart de ceux qui vivaient dans les marais, savait apprécier la bénédiction d’une bonne terre – et les plaines du Nord-Est se targuaient de posséder l’une des meilleures qui soient.
Lui et Chipeur chevauchaient en direction du nord. Taol commença à reconnaître certains détails du paysage : un bosquet, la courbe d’un torrent, l’inclinaison du terrain. Il savait qu’ils approchaient de la maison de Bevlin. Ils n’avaient pas aperçu le moindre village ni la moindre ferme de toute la journée. Le guérisseur vivait dans un isolement relatif, ne cherchant pas à fuir le monde mais gardant ses distances avec lui.
À mesure qu’ils se rapprochaient, Taol sentait la tension monter dans ses entrailles. Il ne comprenait pas pourquoi cette visite était devenue si importante pour lui. Certes, Chipeur avait besoin d’aide – son état empirait, et Taol subodorait qu’il avait contracté la fièvre humide. Mais ce n’était pas tout. Il espérait que Bevlin serait en mesure de l’aider à résoudre ses propres problèmes ; à effacer ce que l’ivrogne avait lu en lui, par exemple. Taol ne parvenait pas à oublier ses paroles : « Larne ! Tu as la marque de Larne dans les yeux ! »
Ils s’enfoncèrent au milieu d’arbres clairsemés, qui se resserrèrent peu à peu pour former une forêt dense de chênes au tronc noueux couvert de lierre, aux branches massives et basses. Taol connaissait ces bois – de l’autre côté se trouvait la maison de Bevlin. Il se souvint de la nuit où il les avait traversés, cinq ans auparavant, si vulnérable, si désireux de trouver une cause. Tyren lui avait promis la gloire, dont il avait un besoin écrasant.
Un simulacre de sourire flotta sur les lèvres de Taol. Sa soif de gloire n’était rien d’autre qu’une tentative de se racheter. Pour avoir trahi ses sœurs, les avoir laissées entre les mains d’un homme qui ne s’intéressait qu’à son prochain verre. Il devait réussir – un échec signifierait qu’il avait abandonné sa famille pour rien. Taol ne pouvait accepter cette idée. La quête, le troisième cercle étaient devenus les symboles de sa réussite. Seule comptait leur obtention désormais. Il se jugeait au-delà de toute rédemption, mais s’il pouvait au moins accomplir quelque chose, un acte de quelque importance, sa vie n’aurait pas été totalement vaine.
Les paroles de Mégane lui revinrent : « C’est l’amour, et non l’accomplissement, qui te débarrassera de tes démons. » Elle se trompait. Jamais il n’aurait droit à l’amour ; il serait toujours rattrapé par ses démons. Tout au plus pouvait-il espérer les réduire au silence pour un temps.
La forêt s’éclaircit de nouveau et Taol repéra une clairière un peu plus loin. Il éperonna son cheval dans cette direction. En émergeant des arbres, ils découvrirent une petite fermette avec un jardin potager sur le devant et un enclos sur l’arrière. Le toit de chaume avait grand besoin de réparations. Alors que les deux compagnons s’approchaient, la porte s’ouvrit et un vieillard fagoté dans une robe brune froissée apparut sur le seuil. Bevlin leur souhaita la bienvenue.
« Entrez, entrez ! C’est bon de te revoir, Taol. Je vois que tu as amené un ami avec toi. » Il adressa un sourire radieux à Chipeur. « Je suis sûr que tu meurs d’envie d’un canard à la graisse.
— Un canard à la graisse ? répéta le gamin d’un air sceptique.
— Ah, tu n’en as encore jamais goûté, hein ? Tu verras, c’est un régal. Par chance, j’en ai justement préparé un ce matin. Quelque chose me disait que j’allais recevoir des visiteurs. » Bevlin s’effaça pour les faire entrer dans sa cuisine, chaude et encombrée. En laissant passer Taol, il lui serra la main. « C’est bien que tu sois venu, Taol. Je suis heureux de te revoir. » Il le regarda attentivement. « Tout va bien ? Tu m’a l’air un peu pâle.
— Je vais bien, Bevlin. Par contre le petit a attrapé la fièvre. Comme il vient de Rorne, il n’est pas habitué au froid. » Taol se détourna du vieil homme ; son regard scrutateur le mettait mal à l’aise.
« Ainsi, tu viens de Rorne, mon garçon ? Très intéressant. Et comment t’appelles-tu ?
— Chipeur », répondit le gamin, que la maladie avait privé d’une bonne part de son exubérance naturelle.
« Ma foi, Chipeur, dit Bevlin, tu sembles en effet avoir un peu de fièvre, mais peu importe – je suppose que Taol t'a parlé du lacus ? » Le gamin secoua la tête. « Eh bien, c’est un breuvage qui te remettra d’aplomb. Il entraîne souvent une certaine somnolence, aussi faut-il que tu manges un morceau, un peu de bouillon, une ou deux tranches de canard, avant que je t’en donne. Tu seras rétabli dans quelques jours. » Bevlin entreprit de débarrasser les parchemins qui encombraient la table et d’épousseter les chaises. « Asseyez-vous, asseyez-vous. Bien mauvais est l’hôte qui garde ses invités debout. »
Ils s’installèrent autour de la grande table en bois. Chipeur regardait avec une curiosité non dissimulée l’étrange bric-à-brac qui débordait des étagères et de tous les coins disponibles de la cuisine. « Vous en avez, des choses, commenta-t-il sur un ton admiratif.
— Oui, c’est vrai. Si seulement je savais à quoi elles servent. » Bevlin versa du bouillon dans des petits pots et en tendit un à chacun.
« Je peux au moins vous indiquer la fonction de celle-ci, rétorqua Chipeur en désignant un instrument d’aspect curieux accroché au mur.
— Tu le peux, vraiment ? Je serais ravi de l’apprendre. » Il rompit le pain en gros morceaux qu’il distribua à ses invités.
« Les souillons l’utilisent pour fouiller les immondices à la recherche de pièces. Ce bout-là sert à ramasser les pièces – ça leur évite de mettre les mains dans la m… » Le gamin s’interrompit à temps. « Évidemment, son efficacité laisse à désirer, et un maître souillon ne voudrait pour rien au monde se faire prendre avec un instrument pareil. » Chipeur sourit, heureux de partager ses connaissances.
« Mon enfant, je crois bien que tu as raison. Ta visite s’avère des plus profitables pour moi. » Bevlin produisit un autre outil tout aussi bizarre que le premier. « Tu ne connaîtrais pas l’usage de celui-ci, par hasard ?
— Désolé, cette fois je ne peux rien pour vous.
— Dommage, Chipeur. » Le guérisseur soupira. « Voilà des années que je me demande de quoi il peut s’agir. Je le tiens d’un homme qui venait de Leïss. Tu es déjà allé à Leïss, mon garçon ? »
Taol mangeait en silence, peu désireux de se mêler à la conversation. Il observait Bevlin tout en se restaurant. Maintenant qu’il l’avait devant lui, il ne trouvait plus aussi urgent de lui parler de Larne et des divagations du vieil ivrogne. Le guérisseur ne lui inspirait pas confiance.
Bevlin surprit son regard ; leurs yeux se croisèrent un instant. « Allez, Chipeur, annonça Bevlin, il est temps de prendre ton lacus et ensuite, au lit ! » Il ignora les protestations du gamin et l’escorta hors de la pièce. En tirant la porte derrière lui, il jeta à Taol un bref regard lui signifiant qu’il reviendrait bientôt, et qu’ils pourraient discuter à cœur ouvert.
Taol fut soulagé de se retrouver seul. Il n’avait plus envie de parler à Bevlin, et commençait même à se demander pourquoi il s’était mis en tête que le vieil homme pourrait l’aider.
Maybor attendait une fois de plus dans les écuries. Il aurait préféré le tas d’immondices, mais apparemment Traff n’avait pas l’estomac assez bien accroché. Un lourd coffret en bois reposait à ses pieds, contenant deux cents pièces d’or de taille standard. Une fortune selon n’importe quels critères, dont Maybor ne se séparait qu’avec la plus extrême réticence. Il était riche, certes, mais comme chez la plupart des gens fortunés il y avait en lui une part d’avarice qui faisait qu’il détestait payer quoi que ce fût.
Maybor éprouvait une vive inquiétude à propos de certains événements qui s’étaient déroulés à la cour. Il avait appris par un des gardes que la reine avait convoqué Baralis en audience le matin même, et il avait la désagréable sensation que le chancelier du roi préparait un coup pendable. Pour ne rien arranger, il l’avait surpris en grande conversation avec son propre fils. Comment Kedrac pouvait-il seulement adresser la parole à un individu qui avait causé tant de tort à sa famille ?
Maybor avait discrètement pris à part le serviteur de son fils pour l’interroger sur la nature de cette discussion. Ledit serviteur, la patte graissée comme il convenait par dix pièces d’argent, lui avait raconté que Baralis avait simplement souhaité le bonjour à Kedrac et pris des nouvelles de sa santé. Dix pièces supplémentaires avaient garanti à Maybor qu’il serait informé de tout autre échange entre son fils et le chancelier.
Il savait ce que cherchait Baralis : à éprouver la solidité des liens du sang entre Kedrac et lui. Maybor ne s’inquiétait pas outre mesure. Baralis découvrirait leur force à ses dépens. Son fils et lui étaient peut-être fâchés, mais les attaches familiales dépassaient ce genre de querelle mesquine – le chancelier allait être déçu s’il pensait pouvoir rallier Kedrac à sa cause. L’idée que lui aussi puisse se fourvoyer avait quelque chose de rassurant. Il existait des choses que Baralis, sans famille, ne pourrait jamais espérer comprendre – il ne connaîtrait jamais le sentiment de pouvoir compter sur une loyauté indéfectible ; il devrait toujours recourir à des hommes de main, dont la fidélité s’achetait aisément – en témoignaient les deux cents pièces d’or à ses pieds.
Traff s’approcha, musclé et large d’épaules, avec son petit sourire narquois. Comme Maybor pouvait le haïr ! Le mercenaire s’imaginait avoir pris le meilleur sur lui, et le seigneur bouillait en songeant au temps qui s’écoulerait avant que l’autre s’aperçoive de son erreur.
« Bonjour, Maybor. » L’homme inspecta les stalles à la recherche d’espions. Ses yeux s’attardèrent sur le coffret « Je vois que vous m’avez apporté un petit cadeau. »
« Ce que tu m’as réclamé, rien de plus. » Le manque de respect délibéré de Traff n’avait pas échappé à Maybor – l’autre avait omis de l’appeler messire.
« Soyez assez aimable pour l’ouvrir, voulez-vous ? N’y voyez rien de personnel, mais dans ma profession, on apprend à tout vérifier. » Traff, l’œil cupide, regarda Maybor s’exécuter. « Tout a l’air en ordre. Je ne vous ferai pas l’affront de les compter. » Maybor ne put retenir un reniflement d’indignation. L’homme l’avait déjà suffisamment insulté.
« Avant de te remettre cet argent, je veux entendre ce que tu sais à propos de ma fille.
— Ah, la délicieuse Melli. » Traff en parlait comme de sa propriété. « Eh bien, elle n’est plus entre les griffes de Baralis. La fougueuse enfant a filé sous le nez de tout le monde. Bien sûr, elle a bénéficié de l’aide du garçon. Ce petit bâtard m’a tué une demi-douzaine d’hommes. » Maybor ne comprenait rien à cette histoire.
« Melliandra était donc détenue par Baralis ?
— Oui. Nous l’avions capturée à Duvitt et ramenée ici au repaire de Baralis, dans la forêt.
— Son repaire ? » Maybor était résolu à ne rien montrer de sa stupeur. Il avait toujours soupçonné Baralis de vouloir retrouver sa fille, mais entendre ainsi le fin mot de l’histoire le pétrifiait. Le chancelier n’avait ordonné la capture de Melliandra que pour une seule raison : faire capoter les fiançailles. Maybor savait désormais à qui en attribuer la faute – Baralis avait voulu mettre un frein à ses ambitions et l’empêcher de devenir beau-père du futur roi.
« Relié au château par un tunnel – il est entièrement souterrain. Cet endroit me donne froid dans le dos.
— Quand s’est-elle échappée ? » Maybor avait peine à croire que sa fille s’était trouvée si près du château.
« Il y a plus d’une semaine, le garçon l’a aidée à s’enfuir. Nous les avons rattrapés dans les bois deux jours plus tard, mais à cause de ce démon ils ont réussi à nous échapper. Ils peuvent se trouver n’importe où à l’heure qu’il est. Baralis a lancé un autre groupe à leurs trousses… Je n’aimerais pas en faire partie.
— Pourquoi n’es-tu pas avec eux ?
— J’ai été blessé dans les bois. En outre, Baralis a toujours deux ou trois petites choses à me confier dans les parages.
— Qui est ce garçon dont tu me rebats les oreilles ?
— Il s’appelle Jack – c’était un mitron du château. Nous l'avions capturé juste avant votre fille et les avions ramenés tous les deux.
— En quoi intéresse-t-il Baralis ?
— Mes gars et moi nous sommes posé la même question, si vous voyez ce que je veux dire. Mais depuis j’ai eu l’occasion de me faire un avis : ce garçon est dangereux. Il a commencé par défigurer l’un de mes hommes, et puis, dans la forêt… » Traff secoua rageusement la tête.
« Que s’est-il passé dans la forêt ?
— L’enfer s’est déchaîné, voilà ce qui s’est passé. Le garçon a réveillé le diable ou je ne sais quoi. J’ai perdu de braves gars ce jour-là. Baralis n’avait pas pris la peine de nous mettre en garde, il nous a laissés charger en aveugles. » L’expression de Traff était sombre.
« Et ce garçon est avec Melliandra en ce moment ? » Maybor ne voulait pas creuser plus avant ce qui s’était passé dans la forêt. Il savait reconnaître le parfum de la sorcellerie et n’avait aucune envie d’en sentir le goût.
« À ce que je sais.
— Dans quel état se trouvait-elle la dernière fois que tu l’as vue ?
— Eh bien, elle avait été fouettée, répondit prudemment Traff.
— A-t-elle été blessée dans la forêt ? insista Maybor.
— Le garçon ne lui a jamais rien fait, si c’est ce que vous voulez dire.
— Et tes hommes ? » Maybor n’avait pas l’intention de lâcher prise. Traff baissa les yeux.
« Je crois qu’elle a reçu une flèche dans le bras. Rien de grave, juste une éraflure ; elle s’en remettra vite. »
Maybor aurait voulu tuer cet homme sur-le-champ. Son épée pesait lourd contre sa cuisse. Il lui serait si facile de la dégainer, de trancher cette tête insolente. Maybor devait pourtant réprimer son envie de meurtre ; l’emporter sur Baralis impliquait de jouer le jeu à sa manière : tromperie et ruse. Il s’obligea à conserver son sang-froid.
« Ainsi donc, si Baralis retrouve encore Melliandra, il la fera ramener jusqu’à son repaire dans les bois ? »
Traff hésita un moment avant de répondre. « Je ne pense pas, non.
— Qu’est-ce à dire ? demanda Maybor.
— Baralis a donné l’ordre au nouveau groupe d’éliminer Melli et le garçon. « Tuez-les et disposez des corps”, ce sont ses propres paroles.
— Elle court donc toujours ? » Maybor s’étonnait de pouvoir conserver une voix aussi calme.
« Je connais la nouvelle bande, un âne aveugle saurait mieux suivre une piste. Je suis sûr qu’ils ne la retrouveront jamais. Sans compter que Baralis leur a ordonné d’abandonner au bout d’une semaine ; il ne leur reste plus beaucoup de temps.
— Que fera Baralis en les voyant rentrer bredouilles ?
— Il les renverra dans les bois. Sans doute recourra-t-il à l’un de ses trucs pour leur indiquer précisément où débusquer Melli et le garçon. » Traff vit l’expression perplexe de Maybor. « Baralis a plus d’un tour dans sa manche – avec des oiseaux, entre autres. Je crois qu’il réussit à les faire parler.
— Ne sois pas ridicule, l’ami. » En refusant de discuter de sorcellerie, Maybor tentait obstinément d’en nier l’existence. Il changea aussitôt de sujet. « Quand Baralis renverra ses hommes, arrange-toi pour partir avec eux. Je n’ai pas l’intention de laisser ma fille se faire assassiner de sang-froid.
— J’y avais déjà pensé, répondit Traff avec un sourire suffisant. Moi non plus je ne tiens pas à voir ma promise jetée dans un trou au fond des bois. Non, j’ai l’intention d’accompagner les autres, de les aider à débusquer Melli et le garçon, puis de leur fausser compagnie avec votre fille.
— Es-tu certain de réussir ?
— J’ai vu de quoi le garçon est capable une fois aux abois. Il sèmera une telle pagaille que personne ne nous verra nous échapper. »
Maybor n’aimait pas beaucoup ce plan, mais il n’avait rien de mieux à proposer. Il aurait voulu continuer à interroger Traff – beaucoup de choses restaient à voir au sujet de Baralis, de ses projets futurs –, mais un garçon d’écurie et deux palefreniers entrèrent et mirent un terme à l’entretien. Le mercenaire souleva vivement le coffret et partit à grands pas, sous le regard surpris des nouveaux arrivants.
Maybor traversa la cour. Sa discussion avec Traff s’était révélée riche en enseignements. Il commençait à peine à percevoir la véritable étendue des manigances de Baralis. L’enjeu paraissait beaucoup plus important qu’il ne l’avait imaginé : Baralis n’avait reculé devant rien pour s’assurer que Melliandra n’épouserait pas Kylock. Peut-être avait-il une autre prétendante en vue pour le prince ? Cela expliquerait sans doute son empressement à écarter Melliandra.
Bevlin posa doucement la main sur le front du gamin : la fièvre était forte, mais le sommeil et le lacus aideraient à la faire tomber. Il était resté au chevet de Chipeur jusqu’à ce que le gamin s’endorme – en partie pour le rassurer, en partie pour se donner le temps d’ordonner ses pensées avant de discuter avec Taol.
Le chevalier avait tellement changé depuis sa dernière visite, cinq ans auparavant ! Bevlin savait qu’il en était largement responsable. Il avait chargé Taol d’une tâche quasi impossible, qui avait contribué à forger l’homme qu’il était devenu. Bevlin se demandait s’il avait eu raison de lui voler ainsi sa jeunesse et son optimisme. Certes, le chevalier aurait bien fini par les perdre ; on ne vivait pas dans un monde comme le leur en demeurant inchangé. Mais le guérisseur n’avait peut-être pas fait preuve d’un grand discernement en confiant une quête aussi ingrate à une personne si inexpérimentée.
En voyant Taol arrêter son cheval devant sa porte quelques heures plus tôt, Bevlin avait lu de la désillusion sur son visage, et quelque chose de plus… de la méfiance. Il prit une profonde inspiration et se rendit dans la cuisine, où il trouva Taol assis à table comme il l’avait laissé. Le chevalier lui adressa un regard inquisiteur ; Bevlin ressentit un certain soulagement à le voir soucieux de la santé du gamin.
« Il dort. Avec l’aide de Bore, il ira un peu mieux en se réveillant. Peut-être va-t-il dormir jusqu’à après-demain. Le lacus met un certain temps à agir.
— Il est loin de chez lui, dit Taol d’une voix douce.
— Toi aussi, mon ami », déclara simplement Bevlin. Il vint s’asseoir en face de Taol et servit une chope de bière à chacun. « Je la brasse moi-même. J’admets qu’elle ne vaut pas grand-chose, mais une mauvaise bière réchauffe tout aussi bien qu’une bonne ; la seule différence, c’est le mal de crâne le lendemain. » Taol sourit poliment à la plaisanterie – un sourire qui n’atteignit pas ses yeux. Quand le guérisseur voulut croiser son regard, le chevalier détourna la tête. « Ainsi, tu arrives de Rorne ?
— Je n’ai pas trouvé le garçon, si c’est ce qui vous intéresse, cracha Taol avec hargne. Mais je suppose que vous le saviez déjà.
— Veux-tu abandonner ? Tu n’as qu’un mot à dire.
— Il est trop tard pour cela, guérisseur ! » Taol abattit violemment sa chope sur la table. « Il n’existe qu’une seule issue honorable pour moi, vous le savez bien. Je préférerais me trancher le bras plutôt qu’admettre la défaite. »
Bevlin pouvait comprendre son amertume – Taol était un chevalier, voué à réussir ou à se faire tuer en essayant. Mais cela n’expliquait pas tout. Taol ne vivait que pour sa quête, s’en rendre compte n’était pas difficile. Pourquoi devenait-il subitement tellement amer ?
« Chacun de nous doit jouer avec les cartes qu’on lui attribue, Taol.
— On ne m’a pas donné mon jeu à l’aveuglette, guérisseur. On m’a délibérément distribué les plus mauvaises cartes. » Il contempla Bevlin, puis se détourna rapidement.
« Où tes voyages t’ont-ils entraîné ?
— Dans le Lointain Sud, dans les Terres sèches, à Chelss, à Leïss, à Silbur…, énuméra-t-il rudement. Faut-il que je continue ?
— Tu es au courant des tensions entre Rorne et Valdis, dans ce cas ?
— Je sais que Rorne a fermé ses portes aux chevaliers. » Il fixa le feu.
« Elle les a également expulsés, et Maries a suivi le mouvement. L’archevêque de Rorne est en train de propager la haine de ton ordre à travers l’ensemble du Sud-Est. Il souhaite provoquer une confrontation pour briser l’influence de Valdis et de la chevalerie.
— Qu’a-t-il contre Valdis ? demanda Taol en exprimant pour la première fois un intérêt sincère.
— Tavalisc est le premier dans le Sud à prendre conscience des forces dangereuses qui sont en train de se liguer au Nord. Tyren s’est positionné en allié de Brennes, et Brennes est sur le point de se joindre aux Quatre Royaumes.
« La prophétie de Marod se vérifie : Deux maisons uniront leurs lignées et leur or. L’empire qu’il prédit pourrait englober la totalité des Terres connues. Ceux qui modèlent le monde finissent par le corrompre ; il faut plus que jamais retrouver le garçon, Taol.
— Je le trouverai, Bevlin.
— Oui, je crois que tu le feras. Il existe un lien entre vous deux. Ton destin est de l’aider à accomplir le sien. » Bevlin sentit ses paroles résonner d’une inquiétante note prophétique.
Pour rompre le charme, il alla se servir une deuxième chope de bière et la vida d’un trait. Le cœur encore palpitant du choc de la prédiction, Bevlin tenta d’alléger la conversation. « Tavalisc a toujours été un fauteur de troubles. Il est malheureux s’il ne se trouve pas au cœur des événements ; il ne vit que pour l’intrigue.
— Et vous, guérisseur, pourquoi intriguez-vous ? » Taol parut regretter aussitôt ces paroles. « Je suis désolé, Bevlin. Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’étais impatient de vous revoir, et maintenant que je suis là, je dis des choses qui dépassent mes pensées. » Il se frotta les yeux avec lassitude. Bevlin fut heureux de l’entendre revenir à de meilleurs sentiments.
« Où iras-tu ensuite ? s’enquit-il. Brennes, Annis, Antrepierre ? » Le regard de Taol se voila, et Bevlin sut qu’il allait mentir.
— Antrepierre. Je continue vers le nord.
— Il fera très froid, si près des montagnes du Nord. »
Bevlin se rendit compte que Taol ne l’écoutait plus ; le chevalier était plongé dans la contemplation du feu. Le guérisseur se demandait quels tourments il voyait dans les flammes. « Taol, dit-il doucement en posant la main sur le bras du chevalier. Va te coucher. Tu peux prendre ma chambre – elle est sèche et bien chauffée. »
Taol leva la tête vers lui et, l’espace d’un instant, Bevlin lut quelque chose dans ses yeux, une chose qu’il aurait été incapable de nommer mais pourtant familière. Le chevalier baissa les yeux d’un air coupable. « Je suis las, Bevlin. J’ai chevauché durement toute la journée.
— Peut-être qu’une goutte de lacus te ferait du bien. Toi aussi, tu es resté longtemps dans le Sud. » Bevlin aurait voulu lui tendre la main, l’aider ; il voyait bien l’angoisse qui étreignait le chevalier. Mais il devinait instinctivement que toute proposition de ce genre serait mal accueillie.
« Non, gardez le lacus pour ceux qui en ont besoin. Je n’ai rien qu’une bonne nuit de sommeil ne puisse guérir. » Taol se leva. « Allons ! et si vous m’indiquiez ma chambre ? »
Le guérisseur lui montra le chemin. Il ouvrit les draps, retira la brique chauffante et laissa la besace de Taol sur le coffre. Puis il s’avança pour lui souhaiter bonne nuit. Quand le chevalier baissa la tête, le guérisseur déposa un baiser sur son front. « Dors bien, mon ami », lui dit-il en quittant la pièce.